lundi 23 mai 2016

☆ Infinités de Vandana Singh

Infinités est un recueil de Vandana Singh publié chez Denoël dans la collection Lunes d'encre. Oscillant entre SF et fantastique, la plume évocatrice et humaine de l'auteure parle avant tout de la femme et de l'Inde, mais aussi de la porosité entre science et métaphysique. Sa couverture est probablement une des plus belles produites par Aurélien Police.

Dans ce recueil de dix nouvelles et un essai se déploie la sensibilité à part d’une auteure de science-fiction spéculative qui n’a de cesse de remettre l’Homme au centre du récit. On y observe un professeur de mathématiques qui aimerait comprendre les tensions interreligieuses qui déchirent son pays, un étrange tétraèdre subitement apparu dans les rues de New Delhi, une femme convaincue d’être une planète. 

Le recueil Infinités contient 11 textes : 10 nouvelles et un court essai sur la fiction spéculative.

Vandana Singh, comme je le disais en introduction, possède vraiment une plume très évocatrice. A plusieurs reprises, je me serais crue en Inde : les descriptions de la nature (notamment dans Soif) et de la ville (dans Delhi ou Le Tétraèdre) sont frappantes et permettent une immersion du lecteur dans l'univers de la nouvelle.

Deux nouvelles m'ont vraiment marquée : Delhi et Le Tétraèdre. Delhi est l'histoire d'un jeune homme qui perçoit des failles temporelles dans la ville, et rencontre ainsi furtivement des personnes d'autres époques, passées et futures. Poétique et angoissant, ce texte permet à l'auteure de nous parler de l'histoire de l'Inde mais aussi du grand écart qui existe entre les classes de la société. L'atmosphère est bluffante, je m'y croyais ! J'ai pensé à Dick pour Petit Déjeuner au crépuscule, mais aussi à Connie Willis pour sa novella primée par le Hugo Les Vents de Marble Arch dans laquelle un homme entend et voit des choses bizarres dans le métro londonien, ou encore à John Brunner dans Faute de temps.

Dans Le Tétraèdre, la SF surgit également dans le quotidien et va infléchir le cours de la vie de Maya, jeune indienne déjà promise à un homme qu'elle n'apprécie guère. Au cœur de Delhi apparait un tétraèdre gigantesque, comme ça, au milieu de la circulation. Toutes les certitudes vont s'écrouler, et en premier celles de Maya qui se projette bien plus loin que dans sa future cuisine de femme au foyer. Ce texte nous rappelle que nous ne savons pas tout et qu'il y a d'autres façons de voir, qu'il faut se libérer de ses œillères pour avancer. Vandana Singh joue avec notre perception et nous offre un peu de Sense of wonder dans cette nouvelle surprenante qui a un petit quelque chose de Fringe et des Chronolithes de Wilson, ou encore des Dames blanches de Pierre Bordage.

"Mais ce que Maya ne cessait de revivre en esprit, c'était le sentiment qu'elle avait éprouvé en touchant le Tétraèdre - le sentiment de l'inutilité, de l'insignifiance de son existence comparée à l'éternel mystère de l'univers."

Pour rester dans la SF, Les Lois de la conservation se passe sur la Lune, alors que des astronautes peuvent maintenant y vivre. On est même allé jusqu'à Mars, c'est là qu'est arrivée une mésaventure très angoissante à l'un des personnages. Impossible de ne pas penser à Ray Bradbury avec ce texte inquiétant. Les Trois contes de la rivière du ciel : mythes de l'ère des astronautes sont un peu plus anecdotiques mais sympathiques. Infinités, la nouvelle éponyme du recueil, permet une réflexion autour des religions et du vivre-ensemble, saupoudré de mathématiques auxquelles je ne comprends pas grand chose il faut l'avouer. Un récit à la fois dur et beau sur l'amitié, mais aussi les angles morts de notre réalité.

Les nouvelles fantastiques comme Faim, Soif, La Femme qui se croyait planète, L’Épouse et La Chambre sur le toit sont dédiées à la femme indienne et sa position sociale, à sa difficulté de sortir des conventions et de n'être pas qu'une femme au foyer dévouée à son mari et ses enfants. Soif m'a vraiment plu : c'est une nouvelle horrifique mais aussi toute en douceur, dans laquelle une femme et mère frappée d'une malédiction familiale pense devenir folle. Carrément Tuttlesque, tout comme La Femme qui se croyait planète, racontée par un mari totalement flippé devant l'étrange comportement de sa femme. Un texte qui dénonce cette nécessité de paraître et d'entrer dans un moule conforme aux attentes de la société au mépris de l'être humain et de sa liberté.

La Chambre sur le toit se passe pendant la mousson et s'inscrit dans un genre assez classique du fantastique : la vengeance d'une femme. Ce récit a un côté très doux et met en avant l'art et l'indépendance tout en étant un huis-clos où pèse cette pluie incessante. Je ne sais pourquoi cela m'a rappelé Miroir de porcelaine de Mélanie Fazi.

"Son esprit était ouvert à l'idée selon laquelle la médiocrité quotidienne du monde dissimule d'étranges et merveilleuses impossibilités."

Finalement, l'auteure évoque essentiellement (mais pas que) un thème fort : la femme et sa place dans la société indienne. Elle parle des carcans qui existent encore dans une société indienne qui peine à s'affranchir des idées archaïques d'honneur et de soumission de la femme à son mari. Que ce soit par la SF comme dans Le Tétraèdre ou le fantastique avec La Femme qui se croyait planète, Vandana Singh montre la lente et difficile émancipation des indiennes. En cela, et notamment dans la dernière nouvelle que j'ai cité, elle m'a fait souvent penser aux écrits de Lisa Tuttle (d'autres la comparent surtout à Mélanie Fazi, ce qui est logique quand on sait que celle-ci a été beaucoup influencée par Tuttle !)

Le recueil se termine par un essai de quelques pages intitulé Un manifeste spéculatif : l'auteure y prêche une convertie dans mon cas (et je ne sais pas si les non-convertis le liront donc...) sur l'utilité de la fiction spéculative.

"Bien que la fiction spéculative n'ait pas encore pleinement réalisé son potentiel transgressif, dominée comme elle l'est par des technofantasmes d'hommes blancs, il n'en existe pas moins en son sein un fort contingent d'écrivains qui remet en question et subvertit les paradigmes dominants et qui insiste pour poser les questions qui dérangent. A ma connaissance, aucun autre genre littéraire n'a produit avec une telle passion autant d’œuvres portant sur les problèmes sociaux et technologiques..."

Je relie cet essai à la toute première nouvelle du recueil, Faim, qui au-delà de sa dimension sociétale, parle aussi d'une lectrice de SF un peu en marge (à l'Ouest même) qui voit en la science-fiction le moyen de mieux appréhender le monde, sans trop comprendre de son côté pourquoi si peu de gens reconnaissent cette qualité essentielle au genre.

"On n'a pas besoin d'aller dans les étoiles pour trouver des aliens,
ni pour mesurer en années-lumière la distance entre deux êtres."

Pour résumer, Infinités est un recueil de Vandana Singh publié chez Denoël dans la collection Lunes d'encre. Oscillant entre SF et fantastique, la plume évocatrice et humaine de l'auteure parle avant tout de la femme et de l'Inde, mais aussi de la porosité entre science et métaphysique. Que ce soit par la SF ou le fantastique, Vandana Singh montre la lente et difficile émancipation des indiennes. Un recueil réussi à rapprocher des œuvres de Lisa Tuttle mais aussi de Ken Liu, et Dick ou Bradbury pour ses failles dans notre réalité. Chapeau.

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Je retiens la catégorie : auteur de couleur ou métissé
 
Infinités
de Vandana Singh
Denoël - Lunes d'encre - mai 2016
288 pages
Traduit de l'anglais (Inde) par Jean-Daniel Brèque
Couverture par Aurélien Police
Papier : 20,90€ / Numérique : 14,99€
Titre original : The Woman who thought she was a planet and other stories - 2008

PS : désolée pour le pavé :p

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